L'hôtesse du Gîte-studio Le 100 Sainte-Anne
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laisse à votre imagination sa légende en tant que Louve de la Baie

Il est temps de dormir, dit le papa à ses enfants un peu agités.  Mais, même la menace du passage du Bonhomme Sept-Heures ne parvient pas à les calmer…  Il dit alors:

Savez-vous pourquoi on appelle les
       gens de la Baie-Saint-Paul les  «loups de la Baie» ? 
Si vous êtes un peu sages, je vais vous raconter cette belle histoire.

 

Ce soir,  Louvet, tu ne sortiras pas, j'ai à te parler.
             
Et de quoi, père, reprit le jeune loup? La saison des chasses n'est pas encore venue.
Je vous en prie, laissez-moi aller au bal: c'est un des derniers de l'été et j'y dois rencontrer…

           Ah! encore cette louve.
Tu sais pourtant que je t'ai défendu de la voir; c'est elle qui te fait perdre ton temps depuis deux mois; c'est elle qui te fait manquer tous les exercices de course et de saut en vue des chasses de l'hiver.  Non, tu ne sortiras pas et tu vas m'écouter.

           Oh! père!

           Comment, un loup de huit mois, descendant des plus braves familles de la nation, et qui ose supplier son père de ne pas lui donner une leçon de courage et de fidélité à la race?  Ah! non, mon fils, c'est trop fort!  Assieds-toi là et comprends bien ce que je vais te dire.  Jadis, il y a de cela treize générations, nous vivions au Grand Nord; nous parcourions les steppes, accrochés aux croupes des caribous; la gueule pleine de sang, les yeux enflammés et le cœur transporté par l'ivresse que donne la vue des grandes désolations et des carnages somptueux: nous décorions les plaines du sang de nos massacres et nos hurlements se répercutaient aux quatre coins des immensités blanches.  Nos troupes étaient innombrables; le ciel ne nous effrayait pas: si le tonnerre retentissait, nous hurlions plus fort que lui; si le vent se déchaînait, nous courions devant lui.  La nuit, le jour, nos jarrets nous portaient comme des ailes,  Nous avions du feu dans les veines.  Notre chef était un jeune loup qui avait conquis sa gloire sous les balles de trois missionnaires qu'il avait ensuite dévorés et dont il avait apporté, pour nous prouver sa vaillance, les cervelles visqueuses et toutes imprégnées de théologie et de mystère.  Il fut placé à la tête des générations et nous conduisit pendant de longues saisons, parmi les poudreries enivrantes qui nous transmettaient ses ordres, à des festins pourprés, dans des jardins de neige.  Au milieu des tempêtes, les mères louvetaient sur les entrailles fumantes des rennes éventrés et leurs mamelles glacées se réchauffaient pour abreuver les louveteaux du sang des victimes et de la rage épique qui soulevait les flancs de notre race gigantesque.  Ah! mon fils, c'était les grandes époques, alors.

              Mais, père, vous pleurez.

             Nos chasses  perpétuelles avaient presque complètement détruit les peuplades où nous nous approvisionnions. On ne voyait plus que très rarement passer à l'horizon les bandes décimées des agiles

caribous. Nos légions se démembrèrent.  Les grandes familles, une à une se proclamèrent indépendantes et notre multitude d'autrefois se vit morceler par la famine: seul ennemi que nous n'avons pu vaincre. L'affaiblissement des louves les rendaient incapables de nourrir leurs petits qui mouraient en naissant.  Les hurlements des mères éplorées emplissaient le ciel.  La famine devint si grande que les loups ne se reconnaissaient plus entre eux: les carnages fratricides se multipliaient et les aurores septentrionales n'enflammaient plus des entrailles
sanguinolentes et des débris de bandes qui erraient comme des épaves sur la blanche mer des steppes.

             C'est affreux père.  Vous avez vu ça, vous?  Comme ce doit être triste d'avoir de tels souvenirs.

          Oui, c'est triste, mais… salutaire.  Cela entretient dans le cœur un feu sacré: la noblesse et le courage.  Cela empêche de faire ce que tu fis, toi, par exemple.  Cela préserve un peuple et garde de la mollesse voluptueuse qui le tue peu à peu.  Non, mon fils, nous, les loups, ne sommes pas faits pour dormir et danser.  Nous sommes nés dans la course et devons mourir en courant.  Si nous demeurons ce que nous sommes aujourd'hui, alors, tu pourras dire au nom de la race:

«JE SUIS UN FILS DÉCHU DE RACE SURHUMAINE…» (1)
et nul ne protestera, car tous auront le sentiment de leur décadence, même toi.

             Vous êtes dur, père.  Je ne savais rien de tout, moi.  On ne m'en a jamais parlé et l'Histoire, ça ne se devine pas.

          Quand un peuple ne sent plus d'instinct son devoir, c'est qu'il est perdu: comme nous.

             Mais, dites-moi, père, comment se fait-il que nous habitions maintenant les montagnes de Charlevoix?  Il me semble qu'il y a loin d'ici aux steppes.

          C'est exact, mon fils, des milliers et des milliers de sauts.  Après les sinistres désastres dont nos aïeux furent les victimes, ceux qui restaient de notre famille décidèrent de transhumer vers le Sud où ils espéraient trouver la nourriture nécessaire à leur subsistance.  Or, un jour qu'ils erraient à l'aventure, indécis de la route à prendre, ils rencontrèrent une piste; de celles que font les cométiques des hommes blancs qui viennent explorer le Nord.  Devinant que cette trace les conduirait où ils voulaient aller, ils la suivirent longtemps, à rebours, d'un petit trot léger et rapide.  Parvenus aux confins de la steppe, ils s'arrêtèrent et, se tournant vers leur patrie originelle, ils poussèrent un hurlement si long et si triste qu'on eût dit qu'ils avaient des larmes dans la voix: «ADIEU»…  Puis ils reprirent leur course, suivant toujours la même piste et souffrant sans cesse du même mal, jusqu'à ce qu'ils atteignirent les premiers contreforts

des Laurentides.  Ils étaient sauvés.  C'était la mi-novembre.  Les troupeaux de moutons paissaient encore les prairies désolées.  Ils dînèrent bien ce jour-là.  Enfin, ils s'établirent définitivement ici, dans les gorges boisées et silencieuses qui flanquent la BAIE-SAINT-PAUL à l'ouest.

 

            Et depuis ce temps, ils n'eurent plus d'autres malheurs, père?

         Il reste encore les balles des hommes qui de temps en temps font du mal à nos bandes mais ce n'est rien et nous n'y prenons pas garde.  Parfois aussi, il vient un homme, enveloppé dans une grande peau noire recouverte de divers ornements et semblable à un drapeau qui nous fait des signes avec sa main, comme s'il voulait nous envoyer…  Ils l'appellent curé, je crois…

 On ne le connaît pas beaucoup et il n'a pas l'air méchant.

Merci, père, je vais à l'exercice

et je vous jure que je serai un des meilleurs chasseurs de moutons.

 

Québec, 2\4\47
CÔTÉ, Georges-René, «La légende des loups de la Baie», Le Réveil de Charlevoix, 15 juillet 1948.
(1) SAVARD, Félix-Antoine, l'Abatis, Fides, Montréal, 1943, p. 145.

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